Témoignage de Carole E., professeur des écoles

Professeur des écoles

Cela fait maintenant 10 ans que je suis professeur des écoles. Ma première expérience au CP, durant l’année scolaire 2004-2005, m’a convaincue que l’enseignement de la lecture à départ global conduit à des catastrophes, au minimum à une moindre capacité en lecture et en orthographe des élèves… Cette année-là, comme les collègues de CP de l’année précédente, j’ai commencé l’apprentissage de la lecture avec le manuel « mixte » (ou « semi-global ») intitulé Grindelire. La lecture du « livre du maître » m’avait vaguement alertée (autant que m’inquiétaient les recommandations des formateurs de l’IUFM sur la lecture) : chaque séance devait débuter par la description d’une image et par une discussion avec les élèves, ce qui donnait à peu près ceci :

« Regardez bien, le mot commence par un t… Et que reconnaissez-vous sur le dessin?

_ Une tortue.

_ Donc le mot est…

_ tortue ! »

Il s’agissait à l’évidence de devinette et non de lecture !

Comme la méthode était « mixte », au bout de trois ou quatre semaines, vers la fin du mois de septembre, les élèves étudiaient un premier son (et non une lettre, le départ « graphémique », par les lettres, étant formellement interdit par les « didacticiens » de l’IUFM). La séance sur les sons se devait d’être hebdomadaire et de ne durer que trente minutes environ : les élèves ne commençaient donc à « combiner » (à former des syllabes) qu’après la Toussaint !

Je tentais de me rassurer en me disant que les CE1 semblaient savoir lire (enfin, la plupart…). J’ai donc commencé par un texte de quelques lignes que les enfants, bien sûr – et malgré leur grande motivation -, ne parvenaient pas à lire… Fin septembre, j’en avais assez de les « occuper » au lieu d’entrer dans le vif du sujet. Je me suis alors interrogé sur le bien-fondé de la méthode : à quoi pouvait bien servir de mémoriser la forme du mot « tortue » si on ne sait pas pourquoi il a cette forme, et si on ne peut en déduire la forme d’autres mots ? Nous avons un alphabet qui retranscrit des sons et non des idéogrammes ou des hiéroglyphes…

Début octobre, je fus pourtant rassurée en constatant que deux élèves commençaient à lire… Jusqu’à ce que l’une d’elles, que je félicitais de son déchiffrage, me déclare naïvement :

« Oui, c’est parce qu’avec maman, je lis à la maison sur un livre.

_ Ah ? C’est bien. Il est comment, ce livre?

_ Petit, avec une couverture blanche et rouge ».

Il s’avéra que mes deux petites lectrices commençaient en effet à déchiffrer parce que leur mère, sans tambour ni trompette, avait acheté la méthode Boscher ! Mais qu’allaient devenir mes autres élèves, ceux dont les parents continuaient d’accorder leur confiance à l’école ? C’est à ce moment que j’ai commencé à me détacher du livre du maître et des recommandations de l’IUFM : je passai de trente minutes d’étude de sons par semaine, à une heure… par jour.

Ma collègue de CP – fort sympathique au demeurant – avec qui je préparais de nombreuses séances, ne se posait pas les mêmes questions, mais je n’ai pas insisté pour la convaincre ; le tabou semblait trop lourd à lever : comment expliquer que j’osais faire lire et écrire des « ba, bi, ra, ri, pa, pi,… » (qui plus est sur l’ardoise, donc sans « trace écrite » pour l’inspecteur) ? Ce travail aurait, à l’époque, été considéré comme scandaleux car censé fabriquer des élèves « mécanisés », sachant déchiffrer mais pas réfléchir… Cependant, les dits élèves ne se plaignaient pas, au contraire… et, surtout, ils progressaient ! Sur tous les plans…

Ce qui me décida à abandonner définitivement Grindelire fut d’entendre P., un élève vif et intelligent, me brailler, d’un air ravi, « MAISON » dès qu’il voyait un mot commençant par « m »… J’ai expliqué alors à mes élèves qu’il ne fallait JAMAIS deviner, que je préférais qu’ils ne lisent pas, s’ils ne savaient pas, plutôt que de répondre au hasard ! Cependant, l’habitude étant prise depuis déjà quelques mois, il fut difficile de la leur faire perdre.

J’avais encore trois élèves en grande difficulté pour lesquels j’ai décidé de prendre le taureau par les cornes : l’après-midi, pendant que les autres travaillaient en « autonomie » (ou s’agitaient, pour être plus honnête), je donnais des cours particuliers aux trois autres, en m’appuyant sur des photocopies « clandestines » de la méthode Boscher. Le résultat n’a pas traîné : à peine dix jours plus tard, le maître E (spécialisé dans les troubles des apprentissages), venant chercher ces trois élèves, me demanda : « Est-ce que tu as commencé un nouveau travail avec eux ? Parce qu’ils ont fait des progrès fulgurants depuis une semaine! Même H. a réussi à lire un mot, lui qui d’habitude ne reconnaît pas les lettres ! »

En février, ma collègue de CP s’est inquiétée à son tour du niveau de lecture de ses élèves : alors que les enfants de nos deux classes avaient été répartis de façon « homogène », un seul des siens commençait à combiner, tandis que, dans ma classe, un tiers de mes élèves avait encore du mal à déchiffrer, mais un tiers lisait en ânonnant et un tiers lisait vraiment, lentement mais sûrement…

Je photocopiais à ce moment des albums que je coupais en petits chapitres. Chaque groupe de deux élèves en autonomie en lisait un passage, choisi selon leur niveau, pendant que je passais les faire lire, tour à tour, individuellement. Quand je suis partie, fin mars, en congé maternité, tous déchiffraient et la moitié lisait couramment.

Fin juin, alors que j’étais retournée à l’école saluer mes élèves et collègues, la maîtresse d’adaptation était venue me voir : elle avait fait passer des tests à tous les CP et se disait impressionnée par les résultats de mes élèves. Je lui ai avoué alors avoir abandonné Grindelire et travailler essentiellement en syllabique, sur les sons. Elle m’a à son tour avoué faire de même et m’a prêté un exemplaire de Lire avec Léo et Léa que j’ai utilisé l’année dernière (en 2010-2011) en CP et dès le début de l’année… avec une efficacité incomparable au regard de mes expériences passées.

En 2009-2010, j’ai fait passer à mes CM2 un test de lecture de syllabes : mes cinq mauvais lecteurs (sur 10 élèves de CM2 !) butaient sur des syllabes que ma fille de 5 ans avait lues la veille. L’une de mes élèves, loin d’être stupide, mais totalement noyée, a appris ce jour-là que le « y » ne se prononce pas « u » mais « i ». Jusque-là, elle « redevinait » à chaque fois le son du « y » en fonction du contexte, avec une perte de temps, de concentration et d’énergie considérable.

Bien entendu, malgré deux inspections, je n’avance qu’à l’ancienneté, car on me reproche mon manque d’« innovation pédagogique » : on me dit que mes élèves ne sont pas assez actifs, mais je m’en moque, car ils savent lire ; ils en sont fiers et moi aussi. Je m’en veux d’ailleurs de ne pas avoir eu le courage de protester ouvertement, mais j’avoue que la pression plus ou moins consciente, exercée par mes collègues, m’a longtemps freinée. L’année dernière, par exemple, quand j’ai commandé Léo et Léa pour mes élèves, ma collègue de maternelle, avec qui je m’entends pourtant bien, s’est montrée sceptique. Son inquiétude s’est manifestée ouvertement quand je lui ai parlé du travail fait en classe :

_ « Mais tu n’as pas de « mots-étiquettes » ? L’inspectrice sera furieuse ! – Et tu as déjà vu cinq lettres ? – Pourquoi est-ce que tu ne pars pas des sons ? Tu vas perturber les élèves ! »

Un peu plus tard, elle recommençait : « Si L. n’y arrive pas dans ta classe, c’est parce qu’il n’y a pas de « mots-étiquettes ». Tiens, je te donne les miens avec la forme des prénoms. Tu verras, je suis sûre que ton élève va avoir le déclic de la lecture. »

L. est une petite fille de 6 ans qui ne sait ni par quelle lettre commence son prénom ni quel son fait le « l ». En revanche, elle reconnaît globalement les mots « Léo, Léa, mamie, lilas » que nous avons déchiffré et non pas deviné. Ce sont l’alphabet Borel-Maisonny et Léo et Léa qui ont sauvé cette enfant, parce qu’avec les méthodes mixtes répandues actuellement, L. aurait brillamment retenu les « mots-étiquettes » (elle faisait illusion même avec Léo et Léa, quand on retrouvait des mots déjà étudiés dans des textes précédents). Et au printemps – ou plus tard encore – on se serait rendu compte de la catastrophe : elle ne serait pas parvenu à déchiffrer et se serait sans doute effondrée.

Une séance de combinatoire par semaine ne remplacera jamais une heure ou deux de travail par jour ! C’est en forgeant qu’on devient forgeron, en combinant qu’on combine et en lisant qu’on lit ! Ce n’est pas en devinant qu’on lira Shakespeare ou Kant… ou n’importe quel mot inconnu dans un livre sans image…

Pour conclure par une anecdote personnelle, ma fille aînée, dès la crèche, me réclamait de lire ; en fin de moyenne section, j’ai fini par lui mettre Boscher dans les mains : un mois et demi plus tard, elle lisait en ânonnant, puis a sauté la grande section, au grand scandale de la maîtresse de ce niveau. J’ai eu le sentiment d’être une mère indigne qui, poussant trop sa fille, allait détruire son fragile équilibre. Sa maîtresse de CP a travaillé avec Gafi, le fantôme de M. Bentolila, résultat : sur 21 élèves, et malgré un discours en début d’année affirmant que tous les élèves sans exception sauraient lire, il y eut 5 redoublants, tandis que ma fille se trouvait dans le peloton de tête. Aujourd’hui, je me félicite de lui avoir appris et je ferai de même pour mes deux autres enfants… Et ce qui est valable pour mes enfants est valable pour mes élèves !

Carole E., professeur des écoles.

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